“Orchestrion en souplex”
Grégory Granados
Exposition sonore
du 7 juin au 26 juil. 2024
> Les 30 ans de Tator >

[FR]
Suite aux expériences olfactive et gustative des expositions « Sinus » et « Guimauve Sauvage », un nouveau chapitre consacré à l’ouïe s’ouvre, à l’occasion d’« Orchestrion en souplex », une proposition sonore expérimentale et inédite du designer/artiste plasticien/musicien Grégory Granados, avec le soutien indéfectible de Julia Debord-Dany. L’arrangement musical de l’oeuvre du sous-sol a été réalisé par Guillaume Lamorte.



Concerts d’objets en deux services
Service 1

Une table, une longue table, plutôt une table pour le repas qu’une table de cuisine. Sur la table, une dizaine d’objets, saladier, bol, verres, chacun accompagné d’une petite baguette prête à frapper. Sous la table, un système complexe de moteurs, roues dentées, engrenages et transmissions. Le mécanisme se déclenche, les baguettes frappent les objets, le son jaillit du verre, du métal ou de la porcelaine. On pense au Poème symphonique pour 100 métronomes de Ligeti (1967) : des mécaniques de précision (les métronomes) dont l’assemblage produit un résultat sonore marqué par le hasard. Grégory Granados n’a-t-il pas nommé « aléatronome » une cloche de porcelaine percutée de l’intérieur, ainsi transformée en instrument de musique ? L’orchestrion de Grégory Granados est comme un condensé des recherches du jeune artiste-plasticien. Le goût passionné pour la lutherie, les matériaux (bois, verre, porcelaine, métal), les cloches, la mécanique, la danse, le son, est le moteur de ses créations. Récolter, fragmenter, assembler sont, souligne-t-il, les moments de son travail. Le geste de récolte s’inscrit dans l’ensemble des vastes pratiques contemporaines de remploi, dont la fragmentation est le moment d’appropriation créatrice. L’assemblage enfin est l’invention, ingénieuse ou géniale, qui fait œuvre : une œuvre à la fois plastique (la table) et musicale (les sons).

Le service 1 du concert est donné au rez-de-chaussée de la galerie. La table, regardons-y mieux, a un dessus discontinu (les objets sont posés les uns à côté des autres, à quelque distance) et un dessous continu (le mécanisme, qui forme un système). Mais la discontinuité des objets est levée quand le mécanisme se met en marche : les sons se répondent, de façon plus ou moins synchrone, dans une continuité surprenante.

Cette continuité n’est pas mécanique : les plateaux tournants qui commandent la frappe de la baguette et donc le son peuvent être remplacés ou décalés, une gestuelle, un peu semblable à celle d’un DJ qui accélère ou ralentit les temps, vient enrichir l’expérience visuelle et sonore.

Le nombre des combinaisons gestuelles et sonores possibles est pratiquement incalculable. Les ressorts de l’œuvre, qui est autant performance polysensorielle qu’œuvre au sens usuel, sont donc : mécanisme, hasard, liberté. Et c’est beau.


Concerts d’objets en deux services
Service 2

Nous sommes à présents en sous-sol : plus de table, plus d’objets, plus de machine, simplement les sons. Quel paradoxe : la salle des machines est en haut, le pont sonore est en bas ! C’est le contraire du dispositif wagnérien de Bayreuth, où les instruments jouent sous la scène, quand le son est diffusé dans la salle. Mais chez Granados comme chez Wagner, le son est visuellement séparé des dispositifs musicaux qui le produisent. Il faut à présent entendre la musique sans en percevoir la source. Pierre Schaeffer appelait « acousmatique » cette écoute d’un son privé ou libéré de la perception de sa source.

C’est donc le même concert, second service ? Pas tout-à-fait : les sons produits en haut et diffusés par des enceintes sont, en bas, distordus et transformés. Il ne s’agit pas d’une réplique à l’identique, ni d’une transmission pure (est-elle seulement possible ?), il s’agit d’une production seconde, d’une réverbération, d’un écho du concert des objets d’en haut. Comme si le son séparé de sa source se transformait en cheminant du niveau 0 au niveau -1, comme un jeu de l’identité et de la différence.
J’ignore pourquoi Grégory Granados a choisi cette disposition : il aurait après tout pu installer sa table mécanique et musicale en bas, et le son en haut. Mais le cheminement du spectateur aurait été tout différent : en descendant l’escalier il serait passé du son à sa source (comme la solution d’une énigme : d’où viennent ces sons ?). Alors que dans le dispositif choisi, le spectateur passe d’une expérience polysensorielle à une expérience purement sonore. L’attention se concentre sur le son, mais l’ouïe est enrichie par la vue et par le geste, et l’auditeur n’oublie pas qu’il a vu et compris le mécanisme. Étrangement, l’expérience esthétique ramassée dans l’ouïe devient à la fois plus dense et plus légère. Et c’est beau, une seconde fois.

Bernard Sève, Professeur émérite en esthétique et philosophie de l’art Université de Lille, mai 2024.


Vidéo de l’Ochestrion en marche !



[EN]
Following on from the olfactory and gustatory experiences of the "Sinus" and "Guimauve Sauvage" exhibitions, a new chapter dedicated to hearing opens with "Orchestrion en souplex", an experimental and original sound proposal by designer/plastic artist/musician Grégory Granados, with the unfailing support of Julia Debord-Dany. The musical arrangement of the basement work was created by Guillaume Lamorte.


Two-course object concerts
Service 1

A table, a long table, more like a dining table than a kitchen table. On the table, a dozen objects, salad bowls, bowls, glasses, each accompanied by a small stick ready to strike. Under the table, a complex system of motors, cogs, gears and transmissions. The mechanism is triggered, the chopsticks strike the objects, and sound emerges from the glass, metal or porcelain. One is reminded of Ligeti's Poème symphonique pour 100 métronomes (1967): precision mechanics (the metronomes) whose assembly produces a sound result marked by chance. Didn't Gregory Granados give the name "aléatronome" to a porcelain bell struck from the inside, thus transforming it into a musical instrument? Grégory Granados' orchestrion is a condensed version of the young artist's research.
A passionate interest in lutherie, materials (wood, glass, porcelain, metal), bells, mechanics, dance and sound is the driving force behind his creations. Harvesting, fragmenting, assembling are, he emphasizes, the moments of his work. The gesture of harvesting is part of the vast contemporary practice of reuse, of which fragmentation is the moment of creative appropriation. Finally, assembly is the ingenious or ingenious invention that makes the work: a work that is both plastic (the table) and musical (the sounds).

Service 1 of the concert takes place on the first floor of the gallery. The table, let's take a closer look, has a discontinuous top (the objects are placed next to each other, at some distance) and a continuous bottom (the mechanism, which forms a system). But the discontinuity of the objects is lifted when the mechanism starts up: the sounds respond to each other, more or less synchronously, in a surprising continuity.

This continuity is not mechanical: the turntables that control the baton strike and thus the sound can be replaced or shifted, and a DJ-like gesture that speeds up or slows down the beats enriches the visual and aural experience.

The number of possible gestural and sound combinations is virtually incalculable. The driving forces behind the work, which is as much a multi-sensory performance as a work of art in the usual sense, are therefore: mechanism, chance, freedom. And it's beautiful.


Two-course object concerts
Service 2

We're now in the basement: no more tables, no more objects, no more machines, just sounds. What a paradox: the machine room is upstairs, the sound bridge is downstairs! This is the opposite of the Wagnerian set-up at Bayreuth, where the instruments play under the stage, while the sound is broadcast into the hall. But in Granados, as in Wagner, sound is visually separated from the musical devices that produce it. We must now hear the music without perceiving its source. Pierre Schaeffer called this "acousmatic" listening to a sound deprived of, or freed from, the perception of its source.

So it's the same concert, second service? Not quite: the sounds produced upstairs and broadcast by the loudspeakers are distorted and transformed downstairs. It's not a question of an identical replica, nor of pure transmission (is that even possible?), but of a second production, a reverberation, an echo of the concert of objects above. It's as if sound, separated from its source, transforms itself as it travels from level 0 to level -1, like a game of identity and difference.
I don't know why Gregory Granados chose this layout: after all, he could have installed his mechanical and musical table downstairs, and the sound upstairs. But the spectator's path would have been quite different: as he descended the staircase, he would have passed from the sound to its source (like the solution to an enigma: where do these sounds come from?). In the chosen set-up, however, the spectator moves from a multi-sensory experience to a purely sonic one. Attention is focused on sound, but hearing is enriched by sight and gesture, and the listener never forgets that he or she has seen and understood the mechanism. Strangely enough, the aesthetic experience gathered in hearing becomes both denser and lighter. And it's beautiful, a second time.

Bernard Sève, Professor Emeritus of Aesthetics and Philosophy of Art, University of Lille, May 2024.


Video of the Orchestrion in action !



Photos © Frédéric Houvert