“Sinus”
Boris Raux
Exposition olfactive
du 12 fév. au 29 mars 2024
> Les 30 ans de Tator >



[FR]
En 2024, la Galerie Tator fête ses 30 ans d’existence. Une programmation plurisensorielle et participative est proposée au travers de 5 expositions convoquant les 5 sens. Dès le mois de février, nous amorçons ce cycle par une expérience olfactive dans le cadre de l’exposition “Sinus” de l’artiste plasticien Stéphanois Boris Raux.


    Nous vivons aujourd’hui dans un environnement dégradé. Même s’il est encore possible de s’émerveiller devant un joli coin de campagne, il faut voir la vérité en face : les cours d’eaux sont réchauffés, pollués, saturés de boue. Les sols sont irrémédiablement mêlés à une foule de particules de plastique et de polluants éternels. Derrière le moindre bouquet d’arbres, une décharge. Et ne parlons pas des sous-sols : partout où l’on creuse, résidus de charbon, gravats, bâches, carcasses en ferraille. Le nombre d’espèces avec lesquelles nous sommes en interaction au quotidien est si faible que c’en est triste à pleurer. Trois céréales (riz, blé, maïs), une poignée de légumes et de fruits, quelques animaux des rues et des jardins. À la campagne, la diversité se réduit aussi à toute vitesse à mesure que l’on défriche, « entretient », exploite et artificialise. Sur le trajet du train qui m’emmène de la Normandie à Paris, je regarde les amas insensés de troncs et de branchages arrachés aux talus, et me demande pourquoi. Pourquoi notre civilisation s’évertue-t-elle à « nettoyer » ces zones non exploitées et libres, derniers refuges de la petite faune des campagnes ?

Parmi les milliers d’arbres ainsi couchés à terre par les dents avides de la tronçonneuse, d’innombrables bouleaux.

Le bouleau accepte les sols pauvres, humides, bouleversés ; ses racines traçantes lui permettent de coloniser rapidement un nouvel espace. Comme toutes les espèces dites « pionnières », celles qui expriment plus que d’autres le mouvement spontané de toute parcelle vers la forêt (sous nos latitudes en tout cas), il est de fait souvent traité comme une mauvaise herbe. Dans le parc naturel du Pilat, il prospère dans les interstices entre les forêts les plus matures remarquables pour leur biodiversité, et les zones exploitées. C’est là que Boris Raux est venu prélever l’un d’entre eux, un vénérable bouleau qui déjà entamait son déclin vers la mort. Exposé sur une structure en pin à la manière d’un gisant, cet être végétal se voit offrir ici un dernier hommage : la force encore vive de son corps débité à la scie (transport en Traffic oblige) peut s’exprimer pour une saison encore, sous la forme de son odeur. Dans un élan de réciprocité, le bouleau ainsi honoré, grâce à la vapeur d’eau qui, en le traversant, se charge de ses huiles essentielles, prend soin de nos sinus.

Le monde des odeurs passionne Boris Raux depuis ses débuts, il y a une vingtaine d’années. Cet endroit « fragile et vaporeux », largement impensé dans le monde de l’art, a fait l’objet dans son travail d’une évolution féconde. Depuis les premières installations « pop » où il mettait en scène les odeurs standardisées de notre quotidien (gels douches, cubes Maggi, lessives) aux récentes Fabriques où l’odeur est un point de départ pour penser des manières de se lier les uns aux autres, Boris Raux est passé d’un intérêt pour la « capture » des odeurs sous la forme de parfums élaborés (une logique de contrôle et de recréation) à celui pour la complexité de senteurs dégagées librement par des corps odorants.

Boris Raux ne crée pas des parfums avec des parfumeurs comme peuvent le faire d’autres artistes (je pense à Julie C. Fortier, ou aux expérimentations de Morgan Courtois) mais cherche à nous rendre sensibles à cette part refoulée de nos vies et de notre expérience de l’art, qui nous pousse à la rencontre.

Les odeurs, ce sont des corps qui s’interpénètrent. C’est sans doute pour cela que leur charge émotionnelle est si grande : nous ne pouvons résister à leur envahissement. Sinus nous met en présence d’un être non-humain, de son odeur boisée, fumée, des tannins de son écorce, des copeaux de son bois clair dont on aime tirer des bâtons de sucettes et des abaisses-langue. Ce faisant, l’artiste ne célèbre pas seulement l’arbre en tant qu’arbre, mais aussi l’arbre en nous. Car dans un environnement irrémédiablement dégradé comme le nôtre, il est grand temps d’apprendre une chose essentielle, à savoir traverser, et se laisser traverser par toutes les formes de vie, même les plus simples et les plus communes.

Camille Azaïs, janvier 2024.


[EN]
In 2024, Galerie Tator celebrates its 30th anniversary. A multi-sensory and participatory program is proposed through 5 exhibitions calling on the 5 senses. In February, we kick off this cycle with an olfactory experience in the "Sinus" exhibition by Stéphan artist Boris Raux.


    Today, we live in a degraded environment. While it's still possible to marvel at a pretty corner of the countryside, let's face it: waterways are heated, polluted and saturated with mud. Soils are irremediably mixed with a host of plastic particles and eternal pollutants. Behind every clump of trees, a landfill. And that's not to mention the subsoil: wherever we dig, we find coal residues, rubble, tarpaulins and scrap metal carcasses. The number of species with which we interact on a daily basis is so small it's sad to cry. Three cereals (rice, wheat, corn), a handful of vegetables and fruit, a few street and garden animals. In the countryside, diversity is also rapidly diminishing as land is cleared, "tended", exploited and artificialized. On the train journey from Normandy to Paris, I look at the senseless piles of trunks and branches torn from the embankments, and wonder why. Why does our civilization go out of its way to "clean up" these free, unused areas, the last refuges of the countryside's small fauna?

Among the thousands of trees thus brought to the ground by the greedy teeth of the chainsaw, countless birches.

The birch accepts poor, damp, disturbed soil; its tracer roots enable it to quickly colonize a new area. Like all so-called "pioneer" species, those that express more than others the spontaneous movement of any plot of land towards the forest (at least in our latitudes), it is in fact often treated as a weed. In the Pilat Nature Park, it thrives in the interstices between the most mature forests, which are remarkable for their biodiversity, and the areas that have been logged. That's where Boris Raux came to collect one of them, a venerable birch that was already beginning its decline towards death. Displayed on a pine structure like a recumbent statue, this plant creature is offered a final homage: the still-vibrant strength of its sawed-off body (transported by traffic) can be expressed for one more season, in the form of its scent. In a reciprocal gesture, the birch tree honored in this way, thanks to the water vapour that passes through it and picks up its essential oils, takes care of our sinuses.

Boris Raux has been fascinated by the world of smells since he began working in the field some twenty years ago. This "fragile and vaporous" place, largely untouched by the art world, has been the subject of a fertile evolution in his work. From early "pop" installations featuring the standardized odors of our daily lives (shower gels, Maggi cubes, laundry detergents) to recent Fabriques, in which scent is a starting point for thinking about ways of relating to one another, Boris Raux has moved from an interest in "capturing" odors in the form of elaborate perfumes (a logic of control and re-creation) to an interest in the complexity of scents released freely by odorous bodies.

Boris Raux doesn't create perfumes with perfumers, as other artists do (I'm thinking of Julie C. Fortier, or the experiments of Morgan Courtois), but seeks to make us sensitive to that repressed part of our lives and our experience of art, which urges us to encounter it.

Smells are bodies that interpenetrate. That's probably why they are so emotionally charged: we can't resist their invasion. Sinus brings us into the presence of a non-human being, with its woody, smoky scent, the tannins of its bark, the shavings of its light-colored wood from which we like to make lollipop sticks and tongue depressors. In so doing, the artist celebrates not only the tree as a tree, but also the tree within us. For in an irreparably degraded environment like ours, it's high time we learned one essential thing: to cross over, and let ourselves be crossed over, by all forms of life, even the simplest and most common.


Camille Azaïs, January 2024.




Photos © Frédéric Houvert