“Vrouge”
Julia Huteau
Exposition du 14 nov. 2022 au 18 janv. 2023, en Résonance avec la Biennale de Lyon 2022
Avec l’aide du Centre national des arts plastiques et du Studio Ganek

“Julia Huteau : déstabiliser la couleur”

C’est en juin 2021, dans 180 litres, accueilli par Médium Argent, que je rencontre pour la première fois le travail de Julia Huteau. Elle est invitée par Héloïse Bariol, elle-même invitée par Romain Blois et Raphaël Lecoq1. Si je parle de cette première rencontre, c’est qu’elle me semble contenir les pistes de recherche que Julia poursuit aujourd’hui : la couleur, le temps, une démarche de recherche au carrefour de la science et de la technique, du poétique et de la spéculation. Elle parle aussi de sa façon d’être et de travailler où l’art, l’amitié et l’hospitalité vont ensemble.

Dans 180 litres, on voyait deux petites sculptures, montrées dans deux volumes distincts : l’une, extrudée et assez grumeleuse (on dit « chamottée ») est éclairée en bleu ; l’autre, composée de deux parties moulées et enchâssées (en porcelaine brute), est éclairée en rouge. Quand on entre dans la boîte noire aménagée dans le garage de Médium Argent, ça fait comme des lunettes 3D mais dissociées.
Julia m’explique que, depuis 2016 et un projet intitulé « De l’espace entre les couleurs », elle cherche différentes façons de « faire rebondir la couleur » justement : elle a d’abord teinté la matière (aux colorants et oxydes) et l’a modelée sur des volumes abstraits dont les plats, les angles ou les bosses lui permettent de travailler la perception de ses nuanciers apposés en bandes. Ces formes, posées sur des socles ou accrochées au mur, vibrent du jaune au violet ou du bleu au vert. C’est comme ça que Florent Le Men en est venu à parler du « vleu », ni bleu ni vert mais les deux, « concept monstrueux » inventé par Nelson Goodman («Faits, fictions et prédictions», Les Éditions de Minuit, 1984) : « Un objet est vleu s’il est observé avant un instant futur t et qu’il est vert ou s’il est observé après t et qu’il est bleu. C’est un peu bizarre certes mais l’idée au fond c’est qu’on peut toujours attribuer une couleur, une propriété ou un concept à un objet perçu, mais rien ne nous empêche de produire des concepts monstrueux qui lui vont néanmoins parfaitement (...). Les mots n’ont aucune légitimité en soi. Nous n’utilisons pas le terme vleu, nous lui préférons en général « vert » ou « bleu » parce qu’on trouve ça plus pratique que d’avoir des mots soumis à des changement de référents dans le temps. »2
C’est intéressant parce qu’à ce moment-là, Julia n’a pas encore réalisé Luminance (2022), cette installation composée d’une sculpture assemblée à partir d’éléments extrudés et « colorée par un jeu de lumière en mouvement »3. C’est intéressant parce que Luminance pourrait précisément être vue comme une tentative de faire coexister tous les espaces-temps en un bloc, comme l’explique Étienne Klein dans un texte que Julia lit, en filmant sa sculpture posée sur une rive du Morbihan, s’enfonçant doucement dans les vagues et le sable4. C’est intéressant parce que Luminance est vleue, jaunt ou vrouge – titres d’expositions de Julia Huteau, faisant référence aux couleurs primaires mais à la manière de Nelson Goodman : des couleurs déstabilisées. En regardant les dernières sculptures de Julia, je me dis d’ailleurs qu’elles ont l’air de danser. Elles semblent suspendues en plein mouvement : tournoyant ou ondulant, désaxant leur « ventre » ou leur « hanche » ou une grosse mèche de cheveux (banane ?). Ou bien elles suggèrent un mouvement – de balancement, par exemple – que Julia s’amuse à activer dans des petites vidéos qu’on trouve sur son site5. Sur l’une d’elles, on la voit au Craft (Limoges) en train de fabriquer une sculpture de la série « Expansion »6 (2020). C’est parlant : la forme naît de son propre poids pesant sur l’un de ses deux « pieds », sur lequel elle retombe lourdement à plusieurs reprises, se renflant à sa base. Paradoxalement, ça ne la rend pas lourde : elle me fait penser au mouvement du «slinky», ce jouet en forme de ressort qui peut descendre un escalier, animé par son poids et la gravité.
À y bien regarder, cette question de la physicalité des formes est constante – situant clairement le travail de Julia Huteau dans le champ de la sculpture. Si l’on revient à Luminance, on notera qu’elle est composée de modules extrudés, formés, cuits et simplement posés les uns sur les autres : accompagnée par Magalie Meunier (Studio Ganek), Julia a depuis retravaillé la forme matrice pour améliorer l’emboîtement des modules et envisager la sculpture pour l’espace public. Mais je trouve que celui expérimenté pour Luminance, un peu accidenté, peut-être maladroit ou instable, accentue encore la vibration des bourrelets sur lesquels rebondit la couleur. Elle trouble un peu plus la perception.
D’ailleurs, troubler la perception, c’est le truc de Julia : elle m’explique que changer d’échelle, avec la céramique, est techniquement complexe – des questions de poids, de four, de matière. Qu’à cela ne tienne, elle expérimente la vidéo ou plus précisément, la mise en mouvement d’images 3D. Celle sur laquelle elle travaille en ce moment7, pourrait être présentée à la Galerie Tator, à l’occasion de l’exposition « Vrouge » : dans un paysage que Julia a scanné en 3D (par photogrammétrie), figure la représentation agrandie d’une petite sculpture de la série
« Jump » qu’elle voudrait faire respirer : « la rendre vivante ! » m’écrit-elle. Elle a sollicité Guillaume Seyller pour réaliser « un double mouvement : la respiration de la sculpture et le mouvement de la caméra. Pour l’instant nos recherches de respiration nécessitent encore des ajustements (...) j’espère que nous allons réussir à ce que la respiration soit visible ! (...) L’intérêt de cette technique tient au double mouvement, à l’agrandissement de la sculpture et aux recherches de matières. » Elle avait déjà montré ses pièces dans des jardins (série
« Expansion », 2017-2020) ou les avait photographiées, mises en scène sur du foin de lavande (série « Rebound », 2019 -) mais c’est la première fois, j’ai l’impression, qu’elle expérimente des images en tant qu’œuvres et non plus documentation, poursuivant en cela ses recherches. Très elliptique, le scénario invite à partager cette démarche à limite entre technique et spéculation :
« [la forme est] bien [posée] là, mais d’où [vient-elle] vraiment et comment [est-elle] [arrivée] jusque ici ? » Haha ! À vous de voir.

Julie Faitot, octobre 2022


1 Artiste-potière, Héloïse Bariol a initié, avec 180 litres, une activité curatoriale : dans ce lieu d’exposition qui a la taille du four dans lequel elle cuit habituellement ses pièces, elle invite d’autres artistes dont, en 2021, Julia Huteau. Artiste et régisseur d’expositions, Raphaël Lecoq est lui aussi à l’initiative d’un lieu d’art : un garage 1 place qu’il loue pour y inviter des artistes en micro-résidences et pour des expositions. Bref. C’est donc dans ce contexte que je découvre le travail de Julia Huteau.
2 Florent Le Men, 2020 « L’effet que ça fait », texte écrit à l’occasion de l’exposition « Vleu » à la Médiathèque de Mouans- Sartoux.
3 «Luminance» est une recherche menée au Craft avec le soutien du Centre national des arts plastiques (Cnap), qui s’est poursuivie à Moly Sabata pour la conception lumière (Julia Huteau et Philippe Fortaine) puis à l’Usine (Poët- Laval,Drôme).
4 https://www.juliahuteau.com/luminance
5 ibid
6 https://www.juliahuteau.com/expansion
7 «Jaunt», Julia Huteau, images 3D animées, env. 3 minutes en boucle, réalisé en collaboration avec Guillaume Seyller (réalisation).



Lien vers la vidéo “Jaunt”



Photos © Frédéric Houvert