“Pegar”
Nicolas Momein
Exposition du 7 septembre au 13 novembre 2015


“La goutte, le white cube et la ronde” 
Par Pierre Tillet

« Dans une exposition, on circule en tournant. C’est pourquoi cet espace [l’Espace Proun, 1923] doit être organisé de telle manière qu’il amène par luimême à s’y promener d’un mouvement rotatif. » El Lissitzky. (1)

Le 11 juillet 2013 s’achevait l’une des plus longues expériences de laboratoire jamais menée. Des scientifiques du Trinity College de Dublin observaient la chute d’une goutte de poix formée soixante-neuf ans auparavant. La raison de l’extrême lenteur de ce phénomène est simple : la poix en question aurait présenté une viscosité vingt milliards de fois supérieure à celle de l’eau.

L’objectif du protocole, qui n’avait rien de neuf (2), était de prouver que cette sorte de bitume (ou d’asphalte) n’est pas, à température ambiante, un solide, mais un liquide. De manière plus générale, il s’agissait également d’étudier la mécanique de la rupture propre à certains matériaux. Cette recherche fait écho à d’autres expérimentations, menées dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui avaient pour but de comprendre l’écoulement des liquides. Ainsi, entre les années 1870 et 1890, Arthur Worthington s’intéressait à la forme d’une éclaboussure provoquée par la chute d’une goutte de lait sur de l’eau. Le physicien anglais avait postulé une symétrie absolue de cette éclaboussure, comme en témoignent des dessins réalisés d’après des milliers d’observations à l’oeil nu. Puis, en 1894, il effectuait une série de microphotographies révélant des asymétries. Cela l’obligeait à renoncer à l’idéalité générique qu’il avait postulée, au profit d’une nouvelle objectivité, celle des « éclaboussures particulières » enregistrées par l’image argentique. (3)

Lorsqu’il réalise Pegar à la galerie Tator, en 2015, Nicolas Momein pense à la goutte de poix qui n’a cessé de chuter avant de se détacher, en un dixième de seconde, de son substrat. Sa sculpture consiste en un plafond tendu, « collé » à l’architecture, puis déformé par l’introduction d’un volume d’eau, avant d’être soumis à un thermoformage qui a donné lieu à une image de goutte. Le terme Pegar fournit plusieurs possibilités d’appréhender cette oeuvre. Il vient du latin picare, qui signifie littéralement « poisser, enduire de poix » puis, par extension, « coller » en espagnol. Rapporté à la sculpture de Momein, il fonctionne d’abord comme une antiphrase. Au contraire de la poix sombre du Trinity College, l’oeuvre de Momein est immaculée. D’autre part, alors que le liquide finit par couler dans le projet scientifique, il est contenu et peu visible dans la bombance lactée créée par l’artiste. Ceci étant noté, Pegar est un titre qui convient à cet alien amical, ce virus à la régularité preque parfaite – contrairement aux éclaboussures asymétriques photographiées par Worthington – introduit dans la galerie Tator.

L’emploi des plafonds tendus est fréquent dans ce que l’on peut appeler, à la suite de Dan Graham, la corporate architecture, c’est-à-dire l’architecture des bureaux, des administrations et autres lobbys d’hôtels, auxquels ils fournissent des surfaces lisses, planes, à rupture de pans, en voûte, etc. Pegar comporte une dimension critique à l’égard de ce type de bâtiment, en ce qu’elle interroge une technique qui donne lieu à des espaces normés, voire hygiénistes (4). Il est loisible, de ce point de vue, de mettre en rapport sa sculpture avec les Conference Platforms initiées par Liam Gillick à la fin des années 1990 – aussi différentes sur le plan formel et matériel que soient ces oeuvres. Les structures suspendues de Gillick, sous lesquelles il invite les spectateurs à se rencontrer et à discuter, ont en effet les qualités d’objets de design progressistes, tout en portant la marque d’une utopie déchue.

Oeuvre descendant du plafond, Pegar se situe à l’opposé d’une conception traditionnelle de la sculpture, souvent regardée comme l’érection d’une forme verticale.
C’est, par exemple, ce que montre la statuaire, dont l’étymologie provient de « stare, ce qui se tient debout, ou mieux, ce qui se lève, et qui fait que la statuaire est normalement la mobilisation verticale de l’énergie qui dresse la forme. » (5) Par parenthèse, on observera que cette conception priapique de la sculpture a été remise en question par Vito Acconci avec High Rise (1980) ; soit un volume dépliable en aluminium, bois et plastique, élevé à l’aide de corde et de poulies, jusqu’à constituer une pseudo architecture sur laquelle est peint en rouge le grotesque contour d’un phallus. Cette évocation pourrait sembler éloignée de Pegar si la sculpture de Momein n’était pas, elle aussi, sexuellement connotée. Son aspect lisse et tendu, organique, donne au spectateur envie de la toucher. Quant à sa mise en oeuvre, elle est liée à un certain érotisme (une membrane qu’il a fallu chauffer).

Pegar semble éloignée des autres oeuvres de Momein dialoguant avec l’architecture. Pourtant, on peut rapprocher la sculpture d’un environnement présenté en 2010 à la NSPP Galerie (Saint-Étienne), dans le cadre du cycle d’expositions « La rigueur n’est pas une valeur sûre ». Hommage à la gardienne (2 temps) comprenait plusieurs murs recouverts de crin – deux bloquant la vision de l’espace à travers sa vitrine, deux autres étrécissant son entrée – auquel s’ajoutait un polyèdre recouvert du même matériau, qui modifiait les déplacements des visiteurs de l’espace. Comme Pegar, mais, aurait-on envie de dire, de façon opposée (en raison de son « impureté »), Hommage à la gardienne... interagissait avec le lieu d’exposition dont il modifiait la perception (non seulement par les volumes créées, mais aussi par la texture bizarre et l’odeur du crin animal) et les usages.

Le régime le plus fréquent par lequel nous nous rapportons en général à l’art est d’abord visuel, puis focalisateur. Pegar n’échappe pas à ces deux caractéristiques. Même si la goutte, blanche sur un fond blanc, peut sembler invisible de l’extérieur de la galerie (bien des passants ne la voient pas à travers la vitrine), sa présence, centrée dans l’espace, devient immanquable lorsqu’on se trouve à l’intérieur. Cependant, une fois que le regard a glissé sur cette torpille optique (la forme entre dans l’oeil sur-le-champ), celle-ci produit d’autres effets. Sa blancheur impeccable, presque trop propre (6), contraste fortement avec les irrégularités de ce white cube qu’est la galerie. Pegar fonctionne alors à rebours des oeuvres d’art communes. Peinture ou sculpture (pour n’en rester qu’à ce registre limité), l’oeuvre contemporaine est souvent une sorte d’objet dont l’aspect fait-main tranche avec cette machine supposée neutre, destinée à produire de l’art, qu’est le white cube. Ici, c’est l’inverse qui se produit. Le caractère lisse de la sculpture attire l’attention sur les défauts du contenant architectural dans lequel elle se loge – ce qui était moins le cas de l’oeuvre conçue pour une exposition à Chelles selon la même technique du plafond tendu déformé. (7) Le plafond est, par exemple, aussi plan que possible et révèle l’inclinaison du linteau au-dessus de la vitrine. Enfin, il faut noter que si Pegar incite les visiteurs à porter leur attention sur l’architecture du lieu, elle leur propose aussi, en quelque manière, de s’examiner eux-mêmes. Comme elle descend d’environ 140 cm du plafond – et étant donnée la superficie de l’espace, réduite par l’artiste – la sculpture empêche généralement de voir les têtes des autres visiteurs. Elle peut engendrer alors un déplacement pour voir l’autre ou les autres. Comme dans une ronde, une chorégraphie inattendue qui est une nouvelle forme, ni « écrite », ni prescrite, ajoutée à celle que propose l’oeuvre.




Notes
(1) El Lissitzky dans les années 1920, cité dans Yve-Alain Bois, « Exposition. Esthétique de la distraction, espace de démonstration », dans Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 9, automne 1989, p. 57-78. On a rarement observé que l’Espace Proun était une oeuvre modifiant non seulement la perception des murs du lieu d’exposition, mais aussi celle de son plafond.
(2) Une semblable expérience avait été initiée en 1927 à l’Université du Queensland de Brisbane (Australie).
(3) Cf. Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité, trad. Sophie Renaut, Hélène Quiniou, Dijon, les presses du réel, coll. « Fabula », 2012, p. 187. Les italiques sont des auteurs.
(4) L’artiste explique d’ailleurs que son oeuvre est une sorte de dégât des eaux infligé délibérément à un plafond tendu.
( 5) Arnauld Pierre, « “Broken is the high column”. De Lever et de quelques autres colonnes gravitaires dans l’art des années 1960 », dans Michelle Piranio, Jeremy Singler (éd.), Carl Andre. Sculpture as Place, 1958-2010, cat. d’expo., Beacon (NY), Dia Art Foundation, 2014-2015, New York/New Haven, Dia Art Foundation/Yale University Press, p. 302. Nous remercions A. Pierre de nous avoir transmis la version française de son texte.
(6) Le blanc de Pegar rappelle la perfection glacée, technologique, de certaines scènes de 2001 : L’Odyssée de l’espace (1968). C’est ce qui fait que l’oeuvre est éloignée de la matérialité de Hommage à la gardienne, comme du plafond en relief recouvert de laine de roche projetée, réalisé à l’été 2015 dans le cadre d’une exposition du Centre d’art de Neuchâtel (la sculpture est destinée à insonoriser une salle de concert réalisée dans le cadre de la manifestation « L’Hospice des Mille-Cuisses).
(7) Nicolas Momein, « Coup de pouce, caoutchouc pouce », les Églises, centre d’art contemporain de Chelles, janvier-mars 2015. Pierre Tillet est critique d’art, auteur de textes consacrés à des artistes tels que Jean-Marc Bustamante, François Curlet, Antony Gormley, Pierre Joseph, Vincent Lamouroux, Bertrand Lavier, Veit Stratman, Xavier Veilhan, etc. Il prépare un doctorat portant sur les rapports entre sculpture et architecture à l’université Paris IV-Sorbonne et enseigne l’histoire de l’art à l’École nationale supérieure d’architecture de Lyon.


Une co-production avec Les Eglises, Centre d’Art contemporain de la ville de Chelles.


Photos © David Desaleux