“On l’entend toujours trois fois”
Lauren Tortil 
Exposition du 10 février au 25 mars 2020


Le titre de cette exposition s’inspire de celui d’un film : « High Noon ». Le célèbre western en noir et blanc de Fred Zinnemann sortit en 1952 avec en tête d’affiche Grace Kelly et Gary Cooper. Dans une petite bourgade américaine, à Hadleyville, alors que le shérif Will Kane s’apprête à rendre son étoile pour ouvrir un magasin avec sa jeune épouse Amy Fowler, son pire ennemi Frank Miller—un homme qu’il avait envoyé en prison pour être condamné à mort—se voit être relâché. Attendu dans la ville par ses trois complices et motivé par l’idée de régler son compte au shérif, Miller est sur le chemin du retour. Ce film met en scène les heures qui précèdent la rencontre de ces deux hommes que l’on peut deviner sanglante.

Littéralement, ce titre original se traduit de l’anglais au français par « midi pile », voire au sens figuré par « l’heure de vérité », Frank Miller devant arriver à la gare par le train de midi. En France, ce même film s’est vu octroyé un tout autre titre. Quelqu’un, quelque part dans la chaîne décisionnaire de l’industrie cinématographique a décidé qu’il sortirait sous le titre français : « Le train sifflera trois fois ». Bien que le train sifflera finalement quatre fois dans le film, il était d’usage dans les années 1950 en France que le train se manifeste à trois reprises avec sa trompette à vapeur pour annoncer son arrivée dans une gare et la potentielle descente de passagers. Cette liberté de traduction a permis à « High Noon » de devenir « Le train sifflera trois fois », précisément à midi pile. Trois signaux sonores qui annoncent l’arrivée du danger pour le shérif, lâchement abandonné par les villageois : celui de devoir affronter seul son ennemi et ses trois acolytes.

Ce type de signal sonore qui précède l’image en mouvement pour annoncer un danger à venir traverse l’histoire du cinéma. De manière non-exhaustive, on se rappelle du tueur en série dans « M le Maudit » (1932) de Fritz Lang qui sifflote un air enjoué avant chaque enlèvement d’enfant. On se rappelle aussi dans «Profondo Rosso » (1975) de Dario Argento, la mélodie enfantine que le tueur, munis d’un magnétophone, fais entendre à chacune de ses victimes une fois immiscé chez elles, avant de les massacrer ; ou encore, plus récemment, le bruit électronique d’un jouet pour enfant qui introduit le contexte et le sujet du film d’horreur « A quiet place » (2018) de John Krasinski : Beau, le petit garçon des protagonistes, a le malheur de mettre des piles dans sa navette spatiale et d’attirer à ses dépends le monstre à l’ouïe ultra-fine qui le tuera.

Ce dessein sonore qui consiste à annoncer un danger à venir par le biais d’un objet se retrouve aussi dans l’espace public des villes lorsque retentit le glissando de la sirène d’alerte. Signal sonore et national par excellence hérité de la Seconde Guerre mondiale, il était censé prévenir la population française en cas d’attaques aériennes. Aujourd’hui, malgré sa désuétude, le gouvernement maintient son usage : elle est censée être utilisée en cas d’événements inattendus liés à la montée des risques technologiques ou naturels, voire lors d’accidents majeurs : nuages toxiques, radioactivité, ou encore explosions chimiques etc. Dans un tel contexte, elle devrait se manifester par un cycle de 141 secondes : un son prolongé, se modulant à cinq reprises, qui atteint 380 Hz en 2 secondes, puis se stabilise pendant 58 secondes et redescend en 40 secondes. Et ce à trois reprises séparées par un intervalle de 5 secondes. Pour ma part, je ne l’ai jamais entendu retentir de cette manière. La seule fois où elle se manifeste, c’est le premier mercredi de chaque mois—à midi pile d’ailleurs—quand elle est testée, mais la sirène ne retentira qu’une fois, le temps d’un unique cycle.

À l’instar de Ivan Pavlov qui a découvert vers la fin du 19 e s. les réflexes conditionnés par le biais de son expérience (à plusieurs reprises le son de la cloche est associée au repas canin, le maître la fait tinter, le chien l’entend, il salive alors que sa gamelle est vide), les signaux sonores—propres à participer à l’intrigue d’un film ou à parasiter notre expérience du réel—dépendent eux-aussi d’un apprentissage du spectateur pour la réussite de leur effet. Pour qu’un signal dépasse le simple stimuli-réponse pour devenir un signe, il faut que le processus de communication relève d’un code connu par l’émetteur et le destinataire, et donc d’une signification. Le signe est alors utilisé pour transmettre une information, pour dire ou indiquer une chose que quelqu'un connaît et veut que les autres connaissent également (1). En l'occurrence, le sifflement du train proposé par Zinnemann induit chez le spectateur l’arrivée du train et de fait, de l’ennemi. Entendus une première fois et/ou connus, puis reconnus par le spectateur, ces signes deviennent des leitmotiv sonores dont le surgissement ou la répétition entraînent chez le spectateur à l’écoute, le pouvoir d’anticiper la narration et de fantasmer les images encore absentes à l’écran. Quand le son précède la vue et qu’il contribue à saliver, à se projeter, puis savourer (ou pas) l’action de regarder…

Dans mon livre « Une généalogie des grandes oreilles », je montre la recherche que j’ai mené sur l’Homme moderne aux aguets, créant des dispositifs en tout genre pour défendre son territoire, pour anticiper un danger par l’écoute. Partant de l’invention du stéthoscope en 1816 par le Docteur Laënnec, ce livre recense une pléthore d’images d’hommes et de femmes, concentrés, à l’écoute des bruits du monde : battements cardiaques du corps humain, vibrations solidiennes parcourant la terre, bruits de moteur d’avion traversant le ciel, etc. Le point commun entre tous—hormis le médiateur, qui leur permet d’augmenter leur capacité d’ausculter le monde—est d’avoir reçu eux-aussi un apprentissage. Comme le formule Jonathan Stern(2) au sujet de l’invention de Laënnec : «la méthode de l’auscultation médiate peut-être lue comme une tentative de mettre en place un système de signes afin de porter des diagnostiques. Les sons sont des signes; ils doivent indiquer quelques choses». En effet, selon les contextes, chaque son entendu par ces hommes et ces femmes a été analysé, décrypté et interprété pour devenir le signe avant-coureur d’un événement inattendu : tel battement de cœur est interprété comme symptôme induisant une maladie, telle vibration souterraine révèle l’emplacement d’un ennemi et son action à venir, tel cliquetis de moteur confirme la venue d’un avion étranger et la possibilité d’un bombardement, etc.

«Le savoir occidental tente, depuis vingt-cinq siècles, de voir le monde. Il n’a pas compris que le monde ne se regarde pas, qu’il s’entend. Il ne se lit pas, il s’écoute », nous rappelle Jacques Attali (3). Je suis née en 1986 et j’ai biberonnée devant la télévision. L’hégémonie de la vue est un fait. J’ai grandit avec les écrans. J’ai conscience d’avoir regardé le monde avant de l’écouter. Ignorante de l’expérience de ces hommes et femmes dont j’ai manié les images, je n’ai pas attendu l’arrivée de dangers avec la crainte de les entendre. Je les ai regardé et consommé à la télé. Je les ai vu fictionnalisés, filmés, montés et projetés sur grand écran. Si je devais changer de paradigme pour regarder mon livre, quitter le point de vu sécuritaire pour me déplacer sur celui spectaculaire, je ne vois pas seulement des hommes et femmes à l’écoute. Je vois des personnes, statiques, concentrées, le regard fixe tourné vers un point unique. Situation similaire à celle que je pratique quotidiennement devant mon écran. Je vois une pléthore de spectateurs. Spectateurs de leur propre vie dans l’attente d’entendre un bruit qui annoncerait un changement.

Cette situation, elle me rappelle le livre « Un roi à l’écoute » d’Italo Calvino (4) qui nous raconte les angoisses d’un monarque qui ne peut se déplacer de son trône de peur qu’on le lui prenne. Condamné à rester assis dans cette salle, il n’a d’autre choix que de porter son regard sur ce même espace et d’écouter pour se distraire les sons familiers du palais qui lui parviennent : « Si les bruits se répètent dans l’ordre habituel, avec intervalles voulus, tu peux te rassurer, ton règne ne court aucun danger ». Mais l’attente est longue et le roi entame une crise d’angoisse paranoïaque. Les moindres sons—sans savoir s’il les entend ou les fantasme—deviennent étrangement inquiétants. Calvino pour décrire ce souverain pose ces mots : « prisonnier d’une cage de répétitions cycliques, tu tends l’oreille dans l’espoir, à chaque note, qu’elle va bouleverser ce rythme suffocant, à chaque annonce, qu’elle prépare une surprise, l’ouverture des barreaux, les chaînes brisées.»

Je suis assise, statique, concentrée et à l’écoute. Mon regard est orienté vers une seule direction: mon écran. Soit les conditions requises pour être la spectatrice d’un film que je regarde en streaming sur mon ordinateur. Cette posture, je la constate aussi sur les photographies de ces hommes et femmes à l’écoute. Certes, munis de grandes oreilles, ils ne sont cependant pas aveugles. Ils regardent devant eux et se rapprochent de cette figure qui m’est familière : celle du spectateur regardant un film. Un film dont la projection serait sans écran et n’offrirait à la vue qu’un plan séquence fixe : la surface bombée d’un grain de beauté affleurant les pores dilatés du corps d’un patient, le revêtement du mur effrité d’un abris souterrain en béton armé, ou encore la vaste étendue noire et opaque d’un ciel, de nuit, couvert. Un film dont l’imaginaire du spectateur, imbibé par la régularité de sa posture statique face à un plan fixe serait en attente de se faire surprendre par un bruit, par un parasite : « comme une information qui sème la panique. Une interruption, une corruption, une rupture, enfin, de communication […] qui sème le désordre, qui ensemence un ordre différent »(5). Quand la vue, pour une fois, se retrouve dominée par l’ouïe. Quand le son n’illustre ou ne soutient pas l’image mais se propose de l’induire…

Lauren Tortil, janvier 2020


1. Umberto Eco, Le signe, éd. Labor, Bruxelles, 1988
2. Jonathan Stern, Une histoire de la modernité sonore, éd. La rue musicale/La découverte, Paris, 2015 Jacques Attali, Bruits, éd. Fayard, Paris, 2001
3. Italo Calvino, Un roi à l’écoute, dans Sous le soleil de jaguar, éd. Seuil, Paris, 1990
4. Michel Serres, Le parasite, éd. Grasset, Paris, 1980


Photos ©David Desaleux, ©Lauren Tortil