“Marché de niche”
JJ von Panure
Exposition visuelle
> Les 30 ans de Tator >
du 13 sept. au 31 oct. 2024
Suite à une résidence à Moly-Sabata (Fondation Albert Gleizes)

[FR]

“Le Petit”
Amélie Lucas-Gary


– Pourquoi tu filmes ?
– Elles m’ont demandé.
– C’est un genre de performance ?
– Je sais pas. Elles n’ont rien expliqué. Juste je filme.
– Tu vas filmer le chien qui tourne inlassablement autour de la table aussi ?
– Oui.
– Salut tout le monde.
– Salut.
– Qu’est-ce qui se passe ? Vous faites quoi ? Personne m’a prévenu.
– Nous sommes le 6 janvier 2020, au 23 rue Ramponneau dans le XXème arrondissement de Paris. Il pleut des trombes dehors. Il est 16h. Les Panures préparent une galette et nous nous apprêtons à tirer les rois pour l’épiphanie.
– Savais-tu qu’Anastasia s’appelle Gaspard ?
– Assieds-toi.
– Comment ça ?
– C’est son nom de famille. C’est drôle de faire des fèves quand on s’appelle Gaspard.
– Oui, si on veut.
– Moi je suis écrivain depuis que je porte le nom « Gary ». Je réalise ça en te parlant.
– C’est-à-dire ?
– C’est le nom de mon mari. Et après le mariage, je l’ai ajouté à mon patronyme et alors, seulement, j’ai commencé à écrire des romans. J’ai commencé à écrire trois mois après en fait.
– Ok. Et comment tu expliques ça ? Ça te gêne pas ce déterminisme ?
– Non, parce que je n’aime aucun des livres de cet écrivain.
– Et Leïla c’est quoi son nom de famille ?
– Fromaget.
– Elles font quoi là ? Elles vont venir manger avec nous ?
– Elles préparent la galette. Il y a un problème pour la sortir du four.
– Bon. Et c’est qui le plus jeune ?
– C’est Max !
– J’irai pas sous la table.
– Moi, je préfère aller sous la table qu’avoir la fève.
– Mais t’es vieux.
– C’est trempé par terre.
– C’est les chiens qui vont sous les tables. J’ai toujours trouvé ça humiliant.
– C’est humiliant oui, et d’être mouillé aussi, de tomber, de se faire pisser dessus.
– Mais qu’est ce qui t’arrive ? Calme-toi. C’est pas pire que d’avoir à choisir un roi.
– J’étouffe ici.
– Calmez-vous. On obligera personne à faire quoi que ce soit.
– Oui. Comment va ton fils ? Il a quel âge maintenant ?
– Neuf mois.
– Ah c’est tout ? Je pensais qu’il avait cinq ans. Il fait quoi le bébé à neuf mois ?
– Il pointe l’index vers ce qu’il regarde.
– Oh, on dirait un petit baigneur. Il fait quelle taille ? On se rend pas compte sur la photo. – Soixante-et-onze centimètres.
– Ah.
– C’était bien le vernissage où tu étais hier ?
– Oui, j’ai bien aimé les peintures, et puis il y avait un truc trop beau : dans le communiqué de l’expo, il était écrit que l’artiste, née sous X, venait de découvrir que sa grand-mère biologique était peintre, elle aussi.
– J’imagine qu’il peut y avoir plusieurs fèves dans cette galette. J’imagine qu’elle est énorme. – C’est incroyable cette histoire.
– Vous êtes sortis après ?
– Oui, on a dansé. Il y avait Céline. Elle portait une robe à sequins. Elle danse trop bien. Bien
que ses genoux soient joints, entre ses cuisses, il y avait un espace en amande. C’était hyper étrange. J’ai faim moi.
– Justement la voilà !
– Ah ouais, elle est grande cette galette. Dans quoi elles ont cuit ça ?
– Dans leur four à céramique.
– Elles ont mis plusieurs fèves dedans tu crois ?
– Arrête de demander ça. J’en sais rien. Non, n’essaie pas de regarder.
– Je vois pas pourquoi elles auraient fait ça. Si il y a plusieurs fèves, ça n’a vraiment aucun
sens de tirer le roi.
– Pour se marrer.
– Pour foutre en l’air le rituel. Se foutre de notre gueule.
– Hum. Vu le temps qu’elles passent à faire une fève, je ne pense pas qu’elles nous en mettent plusieurs.
– Je suis sûre que je vais l’avoir. J’ai toujours de la chance.
–Il y a toujours des gens pour dire ça : prétendre au meilleur sans s’interroger sur la chance qu’iel mérite.
–Tu sous-entends quoi ? Franchement, je sais pas si la chance se mérite. C’est plutôt l’inverse je pense.
–Qu’est-ce que c’est ces motifs dessus ? C’est assez inhabituel.
–Je sais pas. On dirait des trèfles.
–Des têtes de morts.
–Ça devrait être un soleil
–Des couilles, je suis sûr.
–Vous savez que 68 % des français trichent pour donner la fève aux plus jeunes.
–D’où tu sors ça ?
–J’adore la galette. Je la trouve pas si énorme.
–Je vois rien.
–Autrefois, mes parents faisaient toujours en sorte que j’ai la fève. À chaque fois, j’étais reine. Je m’en rendais parfaitement compte, et ça ne gâchait en aucun cas mon plaisir.
–Ah oui tu es fille unique ! Je l’aurais parié.
–Non pas du tout.
–Alors tu étais la plus petite ?
–Non, la préférée.
–Faut que quelqu’une aille sous la table.
–Quelle mascarade. On peut pas juste manger la frangipane, sans faire les enfants.
–Où est Max ?
–Oui, c’est vrai, il est où le petit ? –Je sais pas, il est parti.
–Merde. Il est où Max ? –Pourquoi tu filmes toi ?
–Pour que quelque chose arrive.
–Super.
–Ah il s’est barré. Il voulait vraiment pas aller sous la table.
–Moi je veux bien y aller.
–Non, ça ne marchera pas, il faut que ce soit le plus jeune. Ça peut pas être volontaire. C’est une fatalité d’aller sous la table. C’est pas quelque chose qu’on choisit. Ça doit être Max.
–Si Max est parti. C’est le plus petit qui reste après lui.
–On n’est pas sûr qu’il soit parti. On peut simplement se servir.
–Bah non, on peut pas faire n’importe quoi, c’est filmé.
–Come on you, sit in the chair.
–Pourquoi ?
–So we can play a game.
–Quel jeu ?
–It’s called, «Is There a God?»
–On fait comment ?
–On se détend.
–Fermez les yeux.
–On a qu’à se parler un peu. On a des trucs à se dire.
–Je voudrais toucher tout ton corps en même temps, d’une grande main.
–Eh calme !
–Main-tenant. Tu sens les deux mots se détacher dans ma bouche.
–Lâche-moi un peu. C’est ton odeur que je sens.
–On fait quoi ? On se sert ?
–On n’est pas en famille après tout. Personne nous oblige à rien. On fait comme on veut.
–On attend les JJ quand même.
–Mais pourquoi tu filmes Amélie ?
–Pour l’épiphanie.
–How long has it been since we’ve waltzed?
–Pff
–Tant pis si Max est parti. Il a le droit après tout. Servez-vous.
–Allons-y, oui.
–Mais prenez votre temps ! Vous jetez pas dessus.
–Qu’est-ce que tu as là toi ? Tu respires fort.
–Je sais pas. J’ai besoin de faire rentrer beaucoup d’air dans mes poumons parfois. Tu aimes bien mon tee-shirt ?
–Je sais pas. Je ne comprends pas ce qu’il y a écrit dessus. Il y a trop de plis. Il est trop grand pour toi. Ça déforme complètement le motif.
–Les Panures aiment tout de la fève. Je pense qu’elles tiennent au rituel. On aurait dû les attendre. Ça va pas bien se passer cette épiphanie.
–Elles avaient qu’à être là.
–Normalement on coupe la galette selon le nombre exact de convives. On a fait n’importe quoi. On aurait pu penser à ça, sans qu’elles soient là pour le dire.
–Tu as vu la taille du machin en même temps ?
–Mais personne n’a eu la fève ?
–Non, on doit se resservir.
–Mais il y en reste beaucoup trop, j’ai plus faim moi.
–Moi non plus. Il y avait beaucoup de beurre.
–Beaucoup d’amande.
–On va pas manger tout ça.
–Si, il le faut. On peut pas arrêter avant que quelqu’une ait eu la fève.
–Pourquoi ?
–Elles sont où les févistes ? Elles font quoi ?
–Ok allons-y. Je vais chercher un truc à boire. On va y arriver.
–Je veux la fève.
–C’est moi qui vais l’avoir.
–Je suis remplie.
–Mais tu détestes cette expression.
–On a le droit de dire des mots qu’on n’aime pas.
–J’ai déjà mal au ventre.
–Is it painful ?
–Extrêmement.
–Vous voulez pas couper ça proprement quand même.Vous en foutez partout.
–Mais putain on a mangé les quatre cinquième de la galette et on l’a toujours pas eu cette fève !? –Statistiquement, cela n’a rien de très étonnant. C’est quelque chose qui peut arriver.
–Allez, mangez. Arrêtez de parler.
–Il reste une part pour celleux qui voudraient. Elle est petite.
–C’est fou.
–C’est quoi leur truc ?
–Two, ten, eleven. Eyes, fingers, toes!
–Ah voilà Max. Tu prends la dernière Max ?
–Ah ah oui, carrément. Qui est allé sous la table finalement ?
–Allez. On n’en peut plus de l’attendre, cette fève.
–Quoi personne ne l’a eue encore ?
–Qui a été sous la table ?
–On t’attendait, tu vois.
–Ok. Je goûte.

Silence

–Rien ?
–Rien ?
–Non rien.
–Mais putain quelqu’un l’a mangée cette fève ?
–Mais non, c’est pas possible. Pas une fève en céramique. C’est petit, mais pas assez pour passer inaperçu dans la bouche.
–C’est peut-être quelqu’un qui l’a avalée volontairement.
–On peut pas avaler un truc pareil, de cette taille-là. Aussi dur.
–Si, toi, tu as mangé hyper vite, comme un porc. T’aurais avalé ton couteau, tu t’en serais même pas rendu compte !
–N’importe quoi. Un grain de sable dans la salade me gêne.
–Alors, quelqu’une l’a eue, et n’a rien dit.
–Juste pour ne pas avoir à porter la couronne ?
–Mais on n’avait même pas de couronne !
–Pour pas choisir la reine, le roi. Je sais pas moi. Par gêne. Comme quand on était enfant, qu’il fallait dire son amoureux.
–C’est de ma faute, j’ai trop mis la pression sur le rituel, le respect des traditions.
–Don’t torture yourself. That’s my job.
–La fève a dû tomber. Cherchons par terre. Allez.
–Où sont les panures ?
–Elles sont parties.
–Cherchons toustes ensemble.
–Elles sont parties ?
–Regardez bien.
–On va forcément la trouver. Elle est forcément quelque part.




Photos © Frédéric Houvert