Exposition du 9 sept. au 28 oct. 2022
En Résonance avec la Biennale de Lyon 2022
Avec le soutien du Fonds Municipal d’Art Contemporain de Genève (Suisse)
En Résonance avec la Biennale de Lyon 2022
Avec le soutien du Fonds Municipal d’Art Contemporain de Genève (Suisse)
Cette composition tartan dans laquelle nous plongeons dès l’entrée de l’exposition modifie
immédiatement notre perception du lieu. La réflexion autour de l’espace et du contexte
d’exposition occupe une place importante dans la démarche de Beat Lippert. Ici, l’artiste a donc
travaillé avec et à partir du lieu lui-même. Comme avec cette maquette, initialement réalisée
pour préparer son exposition, qui matérialise l’espace au coeur duquel nous nous trouvons
simultanément. L’artiste a conçu l’exposition pour souligner le lieu, le redessiner dans son
architecture. Pour se saisir du contexte dans lequel il est lui-même invité à exposer. Et dans
lequel il invite le public à y prendre part à son tour.
Avant même que l’exposition ne commence, le jeu est présent. Avec ce titre, comme un indice ou une énigme, Gambit, référence à une tactique fameuse aux échecs1. Pourtant, à première vue en entrant dans l’exposition, pas de jeu en cours ou de partie à lancer. Plutôt une installation quasiment picturale occupant tout l’espace de la première salle de la galerie. Est-ce un mystérieux plateau de jeu dont les pions ont disparu ? Un décor grandeur nature ? Une reproduction d’aménagement intérieur ? Une variation sur le motif ?
Beat Lippert a créé une installation in situ composée d’une peinture murale et de volumes à partir de motifs tartan, ce tissu typiquement écossais caractérisé par un quadrillage de couleurs. Si l’artiste s’amuse de l’ambiguïté décorative donnée à l’espace par la déclinaison du motif, son choix n’est pas anodin. Le tartan, étoffe de laine écossaise, est associé aux clans, signe d’appartenance familiale et sociale, jusqu’à son interdiction par les Anglais au XVIIIe siècle. Il est autorisé à nouveau quelques décennies plus tard, cette fois comme symbole de la royauté. Dans les années 1970, le mouvement punk se le réapproprie en signe de protestation contre la classe dirigeante. Représentante de la mode punk et proche des Sex Pistols, la créatrice Vivienne Westwood a largement contribué à la célébrité du tissu, revendiquant son anticonformisme. C’est l’un de ses tartans que Beat Lippert a repris pour réaliser la peinture murale dans la galerie, n’en conservant que les lignes structurantes.
En habillant de motifs à la fois les murs de la galerie, mais aussi le banc et les cubes installés sur des supports, l’artiste décale le regard sur ces objets. Beat Lippert nous invite à dépasser notre rapport distancié aux oeuvres et au contraire à nous en saisir : à nous installer sur le banc et à manipuler ou déplacer les cubes de tartan, comme un jeu pour enfants. Ainsi, il encourage le public à occuper physiquement l’espace de l’exposition, à s’en emparer. Et à ne plus seulement regarder mais à en être partie prenante.
Dans un effet d’inversion avec le premier niveau, le sous-sol de la galerie prend des allures de salle de jeu secrète. Un peu comme ces salles de poker clandestines à l’arrière des restaurants que l’on voit dans les films américains. La voute de pierre baigne dans la lumière que produit seule la main-courante échappée de l’étage, désormais rampe d’éclairage. C’est là, dans cette dernière salle, que se dénoue l’intrigue. Au centre, le fameux jeu d’échecs, annoncé dès le titre de l’exposition, Gambit. Pour ce projet, Beat Lippert s’est appuyé sur le roman de Stefan Zweig, Le Joueur d’échecs (en allemand : Schachnovelle2) , qui met face à face un champion du monde, prodige au pragmatisme sommaire et un joueur anonyme, brillant d’intelligence abstraite. A l’un, le jeu a donné la renommée, à l’autre, la possibilité d’échapper à une réalité innommable, quitte à risquer la folie.
La pénombre de la pièce, la lumière froide et la disposition de l’installation vous donneront peut-être l’illusion d’une partie prête à démarrer. Oui, mais. Le traditionnel échiquier est ici fait de deux socles face à face recouverts d’un même tartan, évoquant dans ses lignes et couleurs le damier noir et blanc. Coupé en deux, le plateau rend impossible d’avancer jusqu’aux pions de l’adversaire. Les pièces du jeu ont été simplifiées dans leur forme et sont devenues interchangeables : le cavalier est l’inverse du fou, la tour peut devenir un pion, la reine peut être le roi. En retirant aux pièces leur caractéristiques traditionnelles, en gommant leur singularité, l’artiste joue avec leur statut, leur symbolique et leur place dans la hiérarchie du jeu. Et si leur disposition initiale sur l’échiquier trahit leur position, comment les reconnaitre une fois la partie en cours et les pièces déplacées ?
Le véritable jeu qui a lieu dans la galerie, ce n’est pas le jeu d’échecs. D’ailleurs, l’artiste n’est pas joueur lui-même et ne le prétend pas. C’est le jeu comme représentation de société qui l’intéresse, en tant qu’ensemble de règles établies, de codes visuels et mentaux, de stratégies et de comportements. Derrière les notions d’amusement, de loisir et de ludique que porte l’idée de jouer, se nichent aussi des logiques de pouvoir, de compétition, de gain, de défaite et de hiérarchie. Beat Lippert n’a pas prédit à l’avance des types de comportement face à son jeu d’échecs. Il n’a pas élaboré de nouvelles règles, n’a pas réinventé le jeu. Il laisse le champ libre au public pour choisir comment s’en saisir.
Il ne sera peut-être pas possible de jouer comme d’habitude sur l’échiquier de Gambit. Peut-être pas possible de jouer tout court. Il nous faudra peut-être nous émanciper des règles traditionnelles. Celles que nous avons apprises ou que nous pensions de mise. Laisser au bas de l’escalier ce que nous pensions connaître du jeu, ou prendre le temps de l’observer différemment, d’en analyser sa construction. Ce sera peut-être le moment d’improviser, d’imaginer différemment, de repenser les règles ou d’en inventer de nouvelles. De les transformer ou pourquoi pas, de les abolir. Ici le jeu et ses règles appartiennent à celles et ceux qui décident de s’en emparer.
Tania Hautin-Trémolières, août 2022.
1 Aux échecs, le gambit est un coup consistant à sacrifier l’un de ses pions pour gagner un avantage non-matériel. Le mot vient de l’expression « dare il gambetto » : faire un croc-en-jambe.
2 À bord d’un paquebot, deux inconnus s’affrontent lors d’une partie d’échecs. L’un d’eux n’est autre que Czentovic, homme d’origine modeste, mais champion du monde en titre. Le second est un énigmatique aristocrate, qui n’a jamais pratiqué les échecs que mentalement. Le narrateur, intelligent et fin psychologue, découvre alors, au fil d’une partie toute en rebondissements, le passé de ces deux génies, et comprend qu’une partie d’échecs se joue autant sur l’échiquier, qu’en dehors…
http://beat-lippert.ch/
Photos © Frédéric Houvert
Avant même que l’exposition ne commence, le jeu est présent. Avec ce titre, comme un indice ou une énigme, Gambit, référence à une tactique fameuse aux échecs1. Pourtant, à première vue en entrant dans l’exposition, pas de jeu en cours ou de partie à lancer. Plutôt une installation quasiment picturale occupant tout l’espace de la première salle de la galerie. Est-ce un mystérieux plateau de jeu dont les pions ont disparu ? Un décor grandeur nature ? Une reproduction d’aménagement intérieur ? Une variation sur le motif ?
Beat Lippert a créé une installation in situ composée d’une peinture murale et de volumes à partir de motifs tartan, ce tissu typiquement écossais caractérisé par un quadrillage de couleurs. Si l’artiste s’amuse de l’ambiguïté décorative donnée à l’espace par la déclinaison du motif, son choix n’est pas anodin. Le tartan, étoffe de laine écossaise, est associé aux clans, signe d’appartenance familiale et sociale, jusqu’à son interdiction par les Anglais au XVIIIe siècle. Il est autorisé à nouveau quelques décennies plus tard, cette fois comme symbole de la royauté. Dans les années 1970, le mouvement punk se le réapproprie en signe de protestation contre la classe dirigeante. Représentante de la mode punk et proche des Sex Pistols, la créatrice Vivienne Westwood a largement contribué à la célébrité du tissu, revendiquant son anticonformisme. C’est l’un de ses tartans que Beat Lippert a repris pour réaliser la peinture murale dans la galerie, n’en conservant que les lignes structurantes.
En habillant de motifs à la fois les murs de la galerie, mais aussi le banc et les cubes installés sur des supports, l’artiste décale le regard sur ces objets. Beat Lippert nous invite à dépasser notre rapport distancié aux oeuvres et au contraire à nous en saisir : à nous installer sur le banc et à manipuler ou déplacer les cubes de tartan, comme un jeu pour enfants. Ainsi, il encourage le public à occuper physiquement l’espace de l’exposition, à s’en emparer. Et à ne plus seulement regarder mais à en être partie prenante.
Dans un effet d’inversion avec le premier niveau, le sous-sol de la galerie prend des allures de salle de jeu secrète. Un peu comme ces salles de poker clandestines à l’arrière des restaurants que l’on voit dans les films américains. La voute de pierre baigne dans la lumière que produit seule la main-courante échappée de l’étage, désormais rampe d’éclairage. C’est là, dans cette dernière salle, que se dénoue l’intrigue. Au centre, le fameux jeu d’échecs, annoncé dès le titre de l’exposition, Gambit. Pour ce projet, Beat Lippert s’est appuyé sur le roman de Stefan Zweig, Le Joueur d’échecs (en allemand : Schachnovelle2) , qui met face à face un champion du monde, prodige au pragmatisme sommaire et un joueur anonyme, brillant d’intelligence abstraite. A l’un, le jeu a donné la renommée, à l’autre, la possibilité d’échapper à une réalité innommable, quitte à risquer la folie.
La pénombre de la pièce, la lumière froide et la disposition de l’installation vous donneront peut-être l’illusion d’une partie prête à démarrer. Oui, mais. Le traditionnel échiquier est ici fait de deux socles face à face recouverts d’un même tartan, évoquant dans ses lignes et couleurs le damier noir et blanc. Coupé en deux, le plateau rend impossible d’avancer jusqu’aux pions de l’adversaire. Les pièces du jeu ont été simplifiées dans leur forme et sont devenues interchangeables : le cavalier est l’inverse du fou, la tour peut devenir un pion, la reine peut être le roi. En retirant aux pièces leur caractéristiques traditionnelles, en gommant leur singularité, l’artiste joue avec leur statut, leur symbolique et leur place dans la hiérarchie du jeu. Et si leur disposition initiale sur l’échiquier trahit leur position, comment les reconnaitre une fois la partie en cours et les pièces déplacées ?
Le véritable jeu qui a lieu dans la galerie, ce n’est pas le jeu d’échecs. D’ailleurs, l’artiste n’est pas joueur lui-même et ne le prétend pas. C’est le jeu comme représentation de société qui l’intéresse, en tant qu’ensemble de règles établies, de codes visuels et mentaux, de stratégies et de comportements. Derrière les notions d’amusement, de loisir et de ludique que porte l’idée de jouer, se nichent aussi des logiques de pouvoir, de compétition, de gain, de défaite et de hiérarchie. Beat Lippert n’a pas prédit à l’avance des types de comportement face à son jeu d’échecs. Il n’a pas élaboré de nouvelles règles, n’a pas réinventé le jeu. Il laisse le champ libre au public pour choisir comment s’en saisir.
Il ne sera peut-être pas possible de jouer comme d’habitude sur l’échiquier de Gambit. Peut-être pas possible de jouer tout court. Il nous faudra peut-être nous émanciper des règles traditionnelles. Celles que nous avons apprises ou que nous pensions de mise. Laisser au bas de l’escalier ce que nous pensions connaître du jeu, ou prendre le temps de l’observer différemment, d’en analyser sa construction. Ce sera peut-être le moment d’improviser, d’imaginer différemment, de repenser les règles ou d’en inventer de nouvelles. De les transformer ou pourquoi pas, de les abolir. Ici le jeu et ses règles appartiennent à celles et ceux qui décident de s’en emparer.
Tania Hautin-Trémolières, août 2022.
1 Aux échecs, le gambit est un coup consistant à sacrifier l’un de ses pions pour gagner un avantage non-matériel. Le mot vient de l’expression « dare il gambetto » : faire un croc-en-jambe.
2 À bord d’un paquebot, deux inconnus s’affrontent lors d’une partie d’échecs. L’un d’eux n’est autre que Czentovic, homme d’origine modeste, mais champion du monde en titre. Le second est un énigmatique aristocrate, qui n’a jamais pratiqué les échecs que mentalement. Le narrateur, intelligent et fin psychologue, découvre alors, au fil d’une partie toute en rebondissements, le passé de ces deux génies, et comprend qu’une partie d’échecs se joue autant sur l’échiquier, qu’en dehors…
http://beat-lippert.ch/
Photos © Frédéric Houvert